La théorie des cuillères

Publié le par Cascades

La théorie des cuillères

Ecrit à l'origine par une personne ayant un lupus et une fibro, ce texte permet de faire comprendre aux personnes de votre entourage ce que vous vivez avec votre SED.

J'ai eu connaissance de cette théorie via la BD "La différence invisible".

Je suis d'accord avec l'idée générale du texte. Je mettrais quand même 4 bémols qui me paraissent importants :

1. personne n'a un nombre illimité de cuillères : le nombre de cuillères varie selon l'âge de la personne, suivant les jours, suivant le moral des personnes. On peut penser à des jeunes parents qui ne dorment plus, des personnes âgées en bonne santé, mais qui sont simplement... âgées, des jeunes au bord du burn-out, etc.

2. pour une personne malade, le nombre de cuillères peut varier d'un jour à l'autre. Il est juste impossible de savoir si on n'en aura plus ou moins. Ce n'est pas forcément moins.

3. il y a des moyens de gagner des cuillères au cours de la journée : un médicament bien adapté, une séance de kiné qui a bien marché, une sieste, du yoga de l'énergie, de la musique,  un loisir calme, une finale de coupe du monde, etc. Ces cuillères sont parfois difficiles à trouver, mais elles peuvent exister, ce qui permet de redonner un peu d'espoir, car l'idée générale du texte n'en apporte pas beaucoup. Le texte est globalement assez pessimiste.

4. le clivage donné entre personnes en bonne santé et personnes malades me gêne. Pour moi, il y a plus de nuances et ce ne sont pas juste 2 mondes différents. Une personne malade ou handicapée n'est pas une personne réduite, il me semble que c'est plus une personne dont les capacités sont altérées. Dans le cas du Sed, du Lupus ou de la fibro, l'altération des capacités est variable et je ne crois pas qu'il faille la réduire à sa maladie.

Je vais vous laisser vous faire votre idée, n'hésitez pas à la partager dans les commentaires (pseudo demandé, mais pas besoin d'entrer une adresse e-mail).

Voici la traduction officielle en français. (Texte en américain de Christine Miserandino, traduit par une québécoise)


Ma meilleure amie et moi étions sorties pour le souper et nous bavardions. Il était très tard et à notre habitude, nous mangions des frites dans de la sauce. Telles des filles de notre âge, nous passions beaucoup de temps dans ce resto, pendant nos années de collège, à parler des garçons, de la musique et d’autres choses ordinaires qui nous semblaient tellement importantes en ce temps-là. Nous n’étions jamais sérieuses et passions notre temps à rire et à nous amuser.

Comme il était l’heure de mes médicaments, que je m’apprêtais à prendre avec une bouchée, comme je le faisais habituellement, elle me regardait comme si elle me voyait pour la première fois, d’un regard neuf et un brin bizarre, plutôt que de continuer notre conversation. Elle m’a demandé, à brûle-pourpoint, comment je me sentais avec mon Lupus et ce que ça faisait d’être malade. Ça m’a surprise. Non seulement parce qu’elle posait cette question, comme au hasard, mais surtout parce que je croyais qu’elle connaissait tout ce qu’il y avait à savoir au sujet du Lupus. Elle m’accompagnait chez le médecin, elle me voyait marcher avec une canne, elle m’avait vue vomir dans la salle de bain. Elle m’avait vue pleurer de douleur… Qu’y avait-il de plus à savoir ?

J’ai commencé à parler rapidement des pilules, des maux et des douleurs, mais elle ne semblait pas satisfaite des réponses que je lui apportais. J’étais encore surprise parce qu’elle était ma colocataire et mon amie depuis des années… Je pensais qu’elle connaissait déjà la définition médicale du Lupus. Alors, elle m’a regardée avec une expression que chaque personne malade connaît trop bien, le visage de la curiosité pure au sujet de quelque chose qu’une personne bien portante ne peut vraiment comprendre. Sa vraie question était ce que je ressentais, pas physiquement, mais ce que c’était d’être moi, d’être malade.

Comme j’essayais de me composer une attitude sereine, j’ai regardé la table pour trouver de l’aide ou au moins, pour gagner du temps pour réfléchir à la réponse que je lui donnerais. J’essayais de trouver les bons mots. Comment répondre à une question à laquelle je n’avais moi-même pas encore trouvé de réponse ? Comment expliquer chaque détail de chaque journée affectée par la maladie ? Comment rendre clairement les émotions d’une personne malade ? J’aurais pu laisser tomber, et, comme d’habitude, lui servir une blague et changer de sujet, mais je me souviens maintenant avoir pensé que si je n’essayais pas de lui expliquer, je ne pourrais jamais m’attendre à ce qu’elle comprenne. Si je ne peux pas expliquer ceci à ma meilleure amie, comment pourrais-je faire comprendre mon monde à qui que ce soit d’autre ? Je devais au moins essayer.

À ce moment même, la théorie des cuillères était née. J’ai rapidement pris toutes les cuillères qui se trouvaient sur la table… J’ai aussi pris toutes les cuillères des tables avoisinantes ! Je l’ai regardée droit dans les yeux et j’ai dit : « Voici, tu as maintenant le Lupus ». Elle m’a regardée d’un drôle d’air, décontenancée, comme n’importe qui aurait pu l’être si on lui avait donné un bouquet de cuillères ! Le métal froid des cuillères s’entrechoquait dans mes mains, alors que je les regroupais avant de les flanquer dans les siennes !

Je lui ai alors expliqué que la différence entre être malade et être en santé tient dans le fait de devoir faire des choix ou d’avoir constamment à penser à des choses dont les autres n’ont pas à se soucier. Les gens en santé ont le luxe d’une vie sans ces choix, un cadeau que la majorité des gens tiennent pour acquis.

La plupart des gens, particulièrement les jeunes, commencent leur journée avec une montagne de possibilités, sans s’y arrêter, et l’énergie de faire tout ce qu’ils désirent. Pour la plupart, ils n’ont pas à se soucier des effets de leurs actions. Alors, pour mon explication, j’ai utilisé des cuillères pour l’illustrer. Je voulais quelque chose de concret, qu’elle pourrait tenir et que je pourrais lui enlever, puisque chaque personne qui tombe malade ressent une espèce de sentiment de « perte » de la vie qu’elles avaient « avant ». Si je pouvais lui enlever des cuillères, alors elle pourrait connaître le sentiment de voir quelqu’un ou quelque chose extérieur, dans mon cas, le Lupus, être en contrôle.

Elle a pris les cuillères avec enthousiasme. Elle ne comprenait pas ce que je faisais, mais mon amie était toujours partante pour avoir du plaisir. Alors je crois bien qu’elle pensait que je lui préparais une nouvelle blague, comme je le fais habituellement en parlant de choses un peu tabou. Elle ne savait pas encore à quel point j’étais devenue sérieuse.

Je lui ai demandé de compter ses cuillères. Elle a demandé pourquoi et je lui ai expliqué que quand on est en santé on croit avoir en sa possession une réserve éternelle de « cuillères ». Cependant, comme tu dois maintenant planifier ta journée, tu dois savoir exactement combien tu as de « cuillères » en main en partant. Et cela ne garantit pas que tu n’en perdras pas en cours de route, mais au moins, cette donnée aide à savoir où tu te situes au début de la journée. Elle a compté douze « cuillères ». Elle a ri et dit qu’elle en voulait plus. J’ai dit non et j’ai su tout de suite que ce petit jeu allait fonctionner, car elle a paru déçue, et nous n’avions même pas encore commencé. Depuis des années, je voulais moi aussi avoir plus de « cuillères » et je n’ai toujours pas trouvé le moyen d’en avoir plus, alors pourquoi lui en aurais-je donné à elle ? Je lui ai aussi conseillé de savoir en tout temps combien elle en avait et de ne pas les laisser tomber, car elle devait toujours se souvenir qu’elle avait le Lupus.

Je lui ai demandé de dresser la liste de toutes ses tâches de la journée, en incluant même les plus simples. En listant les tâches quotidiennes, ou les choses amusantes à faire, je lui ai expliqué comment chacune lui coûterait une cuillère. Alors qu’elle alla directement à la tâche de se préparer pour aller travailler comme étant sa première étape du matin, je l’ai arrêtée et lui ai retiré une cuillère. Je l’ai presque étouffée. J’ai dit : « Non ! Tu ne peux pas “juste” te lever ! Tu dois faire un effort pour ouvrir tes yeux et réaliser que tu es déjà en retard. Tu n’as pas bien dormi la nuit précédente.Tu dois te sortir péniblement du lit et ensuite, tu dois manger avant de faire quoi que ce soit d’autre, parce que si tu ne manges pas, tu ne pourras pas prendre tes médicaments, et si tu ne prends pas tes médicaments, tu devras alors renoncer à toutes tes “cuillères” de la journée et pour le lendemain ! »

Je lui ai rapidement pris une cuillère et elle a réalisé qu’elle ne s’est pas encore habillée. Prendre sa douche lui a coûté une autre cuillère, car elle devait laver ses cheveux et raser ses jambes. Toutes ces petites choses, si tôt dans la journée, auraient facilement pu lui coûter plus qu’une cuillère, mais j’ai voulu lui donner une chance. Je ne voulais pas lui faire peur trop rapidement. S’habiller lui a coûté une autre cuillère. Je l’ai arrêtée et ai divisé toutes les autres tâches pour lui démonter qu’on doit s’attarder à chaque petit détail de la vie. Tu ne peux pas simplement mettre n’importe quel vêtement quand tu es malade. Je lui ai expliqué que je dois choisir mes vêtements en fonction de mon état : si mes mains sont douloureuses aujourd’hui, je ne porterai pas quelque chose qui a des boutons. Si j’ai des ecchymoses sur les bras, je porterai des manches longues. Si je fais de la fièvre, j’ai besoin d’un chandail pour rester au chaud, etc. Si je perds mes cheveux, je dois prendre plus de temps pour être présentable… Ensuite, je m’alloue encore 5 minutes pour m’apitoyer sur mon sort, car j’ai mis plus de deux heures pour accomplir ça. Je pense qu’elle commençait à comprendre quand, théoriquement, elle n’était même pas partie travailler et il ne lui restait plus que 6 cuillères entre les mains. Ensuite, j’ai expliqué à mon amie qu’elle devait maintenant choisir les activités du reste de sa journée avec parcimonie, car lorsque les « cuillères » ont disparu, elles ne reviennent pas ! Il arrive qu’on puisse emprunter les cuillères du lendemain… mais il faut penser combien demain sera difficile, car il y aura encore moins de « cuillères ». Je devais aussi lui expliquer qu’une personne malade vit toujours avec cette pensée que le lendemain pourrait apporter un rhume ou une infection, ou nombre de choses potentiellement dangereuses pour elle. Alors, on ne veut pas être à court de « cuillères », parce qu’on ne sait pas quand on en aura vraiment besoin. Je ne voulais pas la rendre morose, mais je me devais d’être réaliste et, malheureusement, être préparée pour le pire demeure une tâche de chaque jour pour moi.

Nous avons poursuivi avec le reste de la journée et elle a lentement appris que sauter un repas lui coûtera une cuillère, tout comme rester debout dans le train, ou même travailler trop longtemps à l’ordinateur sans pause. Elle a été forcée de faire des choix et de voir les choses différemment. Dans notre hypothèse, elle a dû choisir de ne pas faire de courses en rentrant de travailler pour avoir la force de souper ce soir-là.

Quand nous sommes arrivées à la fin de sa pseudo-journée, elle a dit qu’elle avait faim. Sommairement, je lui ai rappelé qu’il ne lui restait qu’une seule « cuillère ». Si elle cuisinait, elle n’aurait pas assez d’énergie pour récurer les casseroles. Si elle allait au restaurant, il se pourrait qu’elle soit trop fatiguée pour pouvoir conduire prudemment jusqu’à la maison. J’ai ajouté que je n’irais pas jusqu’à inclure au jeu qu’elle aurait probablement la nausée, donc que cuisiner était hors de question. Alors, elle a décidé de réchauffer de la soupe en boîte. C’était facile. Ensuite, je lui ai dit qu’il était maintenant 19 h seulement… et qu’elle avait le reste de la soirée, avec sa « cuillère », qu’elle pouvait faire quelque chose de plaisant, ou faire le ménage de son appartement, ou autre chose, mais qu’elle ne pouvait pas tout faire. Mon amie exprime rarement ses émotions. Alors, lorsque j’ai vu à quel point elle était bouleversée, j’ai compris qu’à son tour elle avait compris. Je ne voulais pas la troubler, mais j’étais heureuse de penser que peut-être, finalement, quelqu’un me comprenait un peu. Elle avait des larmes dans les yeux quand elle m’a demandé doucement : « Christine, comment fais-tu? Fais-tu vraiment ça tous les jours ? » J’ai expliqué que certains jours étaient pires que d’autres, et que certains jours, j’avais plus de « cuillères » que d’autres. Mais ça ne disparaîtra jamais et je ne peux pas vivre sans y penser. Je lui ai tendu une cuillère que j’avais gardée en réserve. Je lui ai dit simplement : « J’ai appris à vivre ma vie en tentant d’avoir une “cuillère” supplémentaire dans ma poche, en réserve. Il faut toujours être prêt. » C’est difficile, la chose la plus dure que j’ai eue à apprendre a été de ralentir et de ne pas tout faire. Je me bats contre ça depuis tout ce temps. J’ai horreur de me sentir à part, de devoir choisir de rester à la maison, ou de ne pas faire les choses que je voudrais faire. Je voulais qu’elle ressente ma frustration. Je voulais qu’elle comprenne que tout ce que les autres font est facile, mais que pour moi, chaque chose est divisée en une multitude de petites tâches à accomplir. Je dois penser à la météo, à ma température, et la journée entière doit être planifiée avant même que je puisse attaquer la moindre tâche. Alors que les autres personnes peuvent faire les choses simplement, je dois attaquer et faire un plan, comme si j’étais une stratège planifiant une guerre. C’est dans cette façon de vivre que réside la différence entre être malade et être en santé. Il y a cette belle habileté de ne pas avoir à penser et pouvoir agir. Je m’ennuie de cette liberté. Je m’ennuie de ne pas avoir à compter mes « cuillères ».

Ensuite, nous avons parlé de nos émotions et nous en avons discuté encore un peu. Et j’ai senti qu’elle était triste. Peut-être avait-elle vraiment compris ? Peut-être avait elle réalisé qu’elle ne pourrait jamais dire honnêtement qu’elle comprenait vraiment ? Au moins maintenant, peut-être qu’elle ne se plaindrait plus lorsque je ne pouvais pas sortir le soir, ou parce que je n’allais jamais chez elle et qu’elle devait toujours venir chez moi. Je lui ai fait un câlin et nous sommes sorties du restaurant. Il me restait cette cuillère dans ma main et je lui ai dit : « Ne t’en fais pas. Je vois ceci comme une bénédiction. Je suis forcée de penser à tout ce que je fais. Sais-tu combien de cuillères” les gens gaspillent chaque jour ? Dans ma vie, il n’y a pas de place pour du temps perdu, pour des “cuillères” gaspillées et j’ai choisi de passer ce temps avec toi. »

Depuis cette soirée, j’ai utilisé la « Théorie des cuillères » pour expliquer ma vie à plusieurs personnes. En fait, ma famille et mes amis se réfèrent toujours aux cuillères. C’est devenu un code entre nous pour ce que je peux et ce que je ne peux pas faire. Dès que les gens comprennent la « Théorie des cuillères », ils semblent me comprendre un peu mieux et je crois qu’ils vivent également leur vie un peu différemment. Je crois que cette explication n’est pas uniquement utile pour comprendre le Lupus, mais également pour comprendre tous ceux vivant avec un handicap ou une maladie. J’espère que les gens ne tiennent plus autant pour acquis leur vie. Je donne un morceau de moi, dans chaque sens du mot, quand je fais quoi que ce soit. C’est devenu une plaisanterie partagée avec mes proches, c’est une de mes maximes célèbres, lorsque je leur dis qu’ils devraient se compter chanceux quand je passe du temps avec eux, parce qu’ils ont une de mes « cuillères ».

© 2003 by Christine Miserandino

 

Voici le lien vers le texte original (le site est pas super, très lent et vraiment rempli de pub)

www.butyoudontlooksick.com

 

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